Interview avec Vincent de Roguin

Genève, le 17 avril 2014. Un court entretien avec Vincent de Roguin, au sujet de l’exposition Power Tracks Vol. 1 (curateurs: Vincent de Roguin et Jérôme Massard) montrée dans le contexte du festival Electron.

Aperçu de l’exposition:

http://www.youtube.com/watch?v=OooRAfXw6d0

L’interview:

Manuel Schmalstieg:  Qui est-ce qui a fourni tous ces disques? C’est ta collection personnelle?

Vincent de Roguin:  Non, c’est surtout des achats.

MS:  Ebay? Discogs?

Vincent: Plutôt Discogs. Disons que 80% des archives présentées a été acheté et 20% provient de prêts de collectionneurs romands.

MS: Et quelle est la réception, l’avis du public?

VdR: Pas mal d’avis tranchés et aussi d’étonnement face à l’étendue du sujet et au nombre d’artistes qui ont joués de ces codes. Ce qui est étonnant, c’est qu’entre le début de ce projet, les premières recherches et sa finalisation, ma propre opinion s’est développée dans un sens qui va du préjugé au doute le plus complet. Mes opinions sur la question sont de plus en plus vagues, comme diffractés devant toute cette complexité. Donc c’est vrai que ça m’a plutôt amené de l’inquiétude, plus que de la certitude.

MS:  Au début, tu avais un peu une intention de “statement”?

VdR: C’est ça, exactement, quelque chose d’assez affirmatif. J’ai rapidement réalisé que c’était évidemment plus compliqué que ce que j’avais initialement en tête; une sorte de cartographie de différents mouvements culturels et histoires liés à cette thématique militaire ou guerrière, comme un historique de ces réseaux d’influences qui s’incarnent à travers le design graphique, la mode, sous l’influence des contextes politiques des diverses époques qu’on a traitées. Mais derrière tout ça, il y a évidemment des forces qui sont extrêmement complexes à identifier. Et notamment des choses fondamentales ou archaïques, qui touchent à l’humain, à la violence, à la masculinité…

C’est très tortueux comme histoire et donc, globalement, j’ai plus de peine à en parler maintenant qu’au début (rire). Le statement du départ, c’était quelque chose comme: « Quand est‑ce quon va sortir de ce capital imagier, qu’on va cesser de recourir à cette symbolique guerrière? Est‑ce quil ny a pas un moment où on va réussir à passer à autre chose? Et comment?» C’est plutôt ça. « Pourquoi les gens continuent d’exploiter toujours cet espèce de puits d’images, d’idées? » Voilà, peut-être qu’il y aussi un fond un peu pacifiste.

MS: L’objet des conférences, c’est de faire l’analyse des faits exposés?

VdR: Non, ça serait plutôt de prendre des bouts de cette histoire, et de faire des zooms. Mettre en lumière certains aspects de l’exposition, regarder de plus près.

Dans le cas de Eimert, Stockhausen et des débuts de la WDR, l’intérêt est évidemment les références au contexte d’immédiat après-guerre, des liens entre création radicale et enjeux politiques, entre  « l’invention » de la musique électronique et les outils militaires laissés par exemple en Allemagne par les américains…

Et puis après, Dave Tompkins avec l’histoire du Vocoder, c’est finalement assez proche de Stockhausen et des studios de Cologne, où la création musicale s’inscrit dans un contexte lourdement militaire, où l’imaginaire se nourrit de cet héritage, qui navigue entre la recherche guerrière, les avant-gardes, l’ésotérisme, les politiques culturelles de la guerre froide…

MS: Je trouve que l’exposition questionne la lecture de l’histoire musicale par « genre ». On y constate des similitudes de codes graphiques dans des genres musicaux très distincts. Est-ce qu’il y a eu des prises de conscience, à ce niveau-là?

VdR: Je crois que la quantité fait émerger l’évidence qu’on est beaucoup moins original et libre qu’on le pense. Quand on met les années 1980 un peu en perspective, on réalise que de la pop mainstream la plus crasse, la plus exploitative et son pendant underground et radical, jouent souvent avec les mêmes codes, avec les mêmes stratégies de provocation, de mobilisation de l’attention. Les intentions sont peut-être différentes mais mis côte-à-côte, la thématisation de la guerre froide est par exemple très uniforme, on a recours au même aux mêmes slogans et métaphores. Les choses se ressemblent, au point d’être carrément souvent interchangeables.

MS: Le focus sur les genres électroniques, est‑ce que c’était au final pertinent? Est‑ce qu’il y a un fil rouge conducteur, ou bien finalement c’est une délimitiation arbitraire?

VdR: Cela a permis de délimiter les choses. Parce que je pense que si on s’était ouvert, notamment au metal…

MS:  Oui, vous avez exclu le métal et le punk, par exemple.

VdR: Oui, aussi parce que le festival Electron est quand même ciblé sur les musiques électroniques. Donc c’est clair qu’on n’allait pas mettre du metal. On aurait pu ouvrir cette histoire au metal – mais du coup, si tu ouvres au metal, tu ouvres à tous types de musiques. Pourquoi pas mais ça sera pour une autre fois.

Ce qui est important avec la musique électronique, c’est qu’il s’agit d’une musique dans laquelle la technologie a une place peut-être plus importante que dans n’importe quelle autre musique. La technologie fait la musique, dans le sens où la musique devient souvent un outil pour “mettre en son la technologie”. Ce n’est pas la même chose avec une guitare, ou une voix. C’est pas les mêmes problématiques.

Donc, ces problèmes spécifiques à musique électronique – la prédominance de la technologie dans le discours et les esthétiques – amènent des questions justement liées à l’origine de cette technologie. Ses ramifications métaphoriques, dans l’imaginaire… Par exemple dans la techno, l’élément martial est autant le fruit d’un imaginaire mytho‑poétique que d’un imaginaire technologique.

C’est‑à‑dire que la technologie amène aussi peut-être cette dimension militaire à travers les origines militaires de ces machines. Mais aussi à travers la simple activité de la machine, du beat qui continue jusqu’à ce qu’on l’arrête, qui a une autonomie, et qui pose plein de questions spécifiques à la technologie. Ce qui n’est pas le cas d’une guitare. Si on ne la joue pas, la guitare, elle ne joue pas, la plupart du temps. A part si on la fait en feedback, et là, ça devient peut-être de la musique électronique (rire).

MS: Peux-tu dire quelque chose sur la conférence de tout à l’heure? C’est une invitation de ta part?

VdR: Oui, c’est une invitation spécifique. Dave Tompkins, c’est un journaliste américain. Il habite à New‑York, mais il est de Caroline du Nord, je crois. C’est un mec vraiment passionnant, et passionné. J’espère que sa conférence sera un peu à l’image de son livre, qui est vraiment inspirant, qui s’appelle How to Wreck a Nice Beach et qui est, pour moi, un jalon dans l’histoire de l’écriture musicale de ces dernières années. C’est donc l’histoire du Vocoder, depuis les premiers systèmes de brouillage de la parole, jusqu’au Vocoder utilisé dans la pop des années 80 — la disco, puis la pop, Alvin Lucier, la musique électronique savante…

MS:  Le graphisme de l’exposition, c’est l’œuvre de qui? Le livret, la typographie?

VdR:  C’est Todeschini et Mamie. Nicola Todeschini et David Mamie, qui sont des amis, et des professionnels aguerris, à l’œil et aux choix je trouve toujours pertinents.

MS:  OK. Merci!

À écouter aussi, une interview de Vincent par Radio Vostok.